Platon disait : « il y a trois sortes d’hommes, les vivants, les morts et ceux qui sont en mer ».
C’est ce que nous ressentons chaque jour un peu plus. Aujourd’hui le soleil est de retour. Le passage pluvieux était de courte durée, juste pour nous rappeler que nous ne décidons pas. Ce sont les éléments qui nous portent. Nous faisons d’ailleurs route vers l’ouest plutôt que vers les Canaries. Cette nuit, nous aurons l’occasion de le vérifier : des petits lumières au loin et une température plus clémente. Pour atteindre notre destination finale, il nous faudrait un petit coup de pouce du vent.
« Dauphins à Bâbord ! », crie un gabier. Un troupeau de gazelles se rue. Une dizaine de dauphins est en train de pêcher, accompagnés par des fous de bassan. Ils ont repéré le bateau, ils nous frôlent, ils dansent, ils jouent. Moment irréel, hors du temps. Certaines gazelles ont même pu observer ce manège du haut du Beaupré, l’extrême avant du bateau, au-dessus de l’eau.
Tout là-haut là-haut, perchées sur le grand mât, à 30 mètres. Incroyable sensation, incroyable liberté, incroyable sensation d’immensité. « Il est canon ton bureau Sylvain ! » Mais ce spectacle est la récompense d’une ascension des enfléchures avec les nerfs bien accrochés. « Force et puissance », crie l’une des gazelles restées en bas. Agnès, es-tu prête ? « Ce n’est pas le moment de réfléchir, une énorme énergie m’envahit, pas le temps de douter. Je pense aussi à mes deux Sabrina, celle qui me soutient ici, et celle restée à terre. Lydie, me voyant un peu stressée, me donne la clé : « pense juste à la victoire là-haut, à la beauté du lieu ». Merci tu me donnes le déclic, j’enfile mon harnais, je souffle. Un mélange de crainte et d’euphorie… Je commence mon ascension marche après marche. Je sens le roulis du navire, les enfléchures deviennent de plus en plus verticales. Enguerrand, notre gabier nous rassure. Je vois au-dessus de moi Julie et Gisèle qui montent avec une grande facilité. Allez, encore quelques mètres, l’échelle rétrécit, devient de plus en plus étroite, juste de quoi poser un pied. Je n’ai plus qu’à me laisser glisser à l’horizontale sur la vergue. Les filles sont déjà installées. Je m’agrippe à Sylvain pour quitter l’échelle et me glisser sur la droite. Whaou ! C’est énorme, du bleu à perte de vue, du bleu profond. Je me concentre sur mes sensations : le vent qui caresse ma peau, les mains crispées sur le métal froid de la vergue, la chaleur du soleil, les applaudissements des gazelles en pied de mât et la voix de nos matelots alpinistes. J’ai toutefois du mal à relâcher, qu’importe j’y suis, je suis méga fière, méga heureuse. Sylvain me propose de serrer le grand cacatois. Je laisse les deux autres à la manœuvre. Il me tarde de redescendre maintenant, j’enchaîne sans trop regarder en bas. Les gabiers sont épatants, quelle agilité, quel sang froid ! Le roulis s’intensifie, je me retrouve agrippée, perchée en arrière. Allez, il faut penser aux suivantes, descendre sans traîner. Chacune veut se lancer ce défi ou ce plaisir selon ses capacités, ce sera une expérience unique dans tous les cas. »
La journée s’achève sur le pont, Pierre attrape un tableau blanc et de quoi dessiner. « Les gazelles, parées pour un cours théorique (et toujours mythique) sur les vents ? Matthieu enchaîne avec un cours sur les voiles car Pierre à rendez-vous chez le coiffeur du bord, Gaël, le charpentier, à qui bon nombre de membres d’équipage confie sa tête jour après jour. La polyvalence est de mise sur le Belem où l’équipage doit apprendre à fonctionner en parfaite autonomie. Le commandant conclut avec un point sur notre position et notre classement dans la régate. Aujourd’hui, nous ferons 44 milles, à une vitesse moyenne d’environ 2 nœuds, soit pas grand-chose. Mais tant pis, nous naviguons à la voile… Et c’est bien l’essentiel !